Par Zohra Aziadé ZEMIRLI
Chercheuse post-doctorante au Ceped (Université de Paris, IRD)
À Alger, le 1er avril 2021, il y a presque un an, s’ouvre le procès de l’islamologue Saïd Djabelkhir accusé d’offense au prophète et dénigrement du dogme ou des principes de l’islam sur le fondement de l’article 144 bis 2 du Code pénal.
Article 144 bis 2 du Code pénal algérien : Est puni d’un emprisonnement de trois (3) ans à cinq (5) ans et d’une amende de cinquante mille (50 000) DA à cent mille (100 000) DA, ou l’une de ces deux peines seulement, quiconque offense le prophète (paix et salut soient sur lui) et les envoyés de Dieu ou dénigre le dogme ou les préceptes de l’Islam, que ce soit par voie d’écrit, de dessin, de déclaration ou tout autre moyen. Les poursuites pénales sont engagées d’office par le ministère public.
20 avocats défendent Saïd Djabelkhir, dont Zoubida Assoul, l’une des figures du hirak[1]. Le plaignant, un universitaire, a à ses côtés sept avocats. Une des questions soulevées par l’avocate de la défense est relative à la compétence d’ester en justice du ou des plaignants, passant de plaignant à témoin. Selon elle, seul le ministère public peut engager d’office des poursuites. Ce à quoi répond le procureur de la République que tout citoyen peut engager une procédure sur le fondement de cet article.
Lors de l’audience, la juge interroge le prévenu au sujet de plusieurs publications qu’il aurait faites sur sa page Facebook, l’une est une réponse de l’islamologue à une personne qui aurait publié une fatwa interdisant religieusement la fête du Nouvel An berbère, Yennayer, considérée comme étant païenne alors que celle-ci est reconnue comme fête nationale en Algérie. Ce à quoi Saïd Djabelkhir aurait répondu que le sacrifice du mouton ainsi que le pèlerinage étaient aussi des rites païens qui existaient avant l’avènement de l’islam. La juge l’interroge ensuite sur les versets 37 et 84 de la sourate Nouh du Coran : « ce poste est une moquerie des versets coraniques (…). Avez-vous écrit ce poste oui ou non ? ». Le prévenu confirme qu’il en est l’auteur mais rejette le qualificatif de moquerie. Il fait référence à certains penseurs de l’islam, comme Mohamed Abdou : « beaucoup de chercheurs confirment que les histoires dans le Coran ne sont pas de l’histoire, mais des histoires symboliques pour donner des leçons ». Ensuite, un échange autour de l’islam et des constantes nationales a lieu entre la juge et le prévenu[2] :
— Quelle est la religion de l’état algérien ?
— L’article 2 de la constitution stipule que l’islam est la religion d’État.
— Il y a des fondements de la religion qui sont : les piliers de l’islam et les rituels sacrés. Ceux-là, il est interdit d’y toucher.
— Il y a beaucoup de débats sur la jurisprudence islamique, un débat long et complexe sur les rituels musulmans.
— Je vous parle des constantes de la religion.
— Quelles sont les constantes de la religion ? Est-ce qu’il y a un accord entre les spécialistes sur les constantes de la religion ? Ma réponse est non. Et j’ai des références, je peux vous apporter plus de 20 sources. Si vous me permettez une phrase très simple : est-ce les mêmes constantes de la religion pour les malikites, les chaféites, les hanbalites et les ibadites ? Et pour les soufis ? Je dis non, ils n’ont pas les mêmes constantes. Il n’y a pas d’accord entre eux.
— Je suis au courant de tout ça. Je vous parle des constantes dans le coran et la sunna.
— Donnez-moi un exemple. Tout est en débat pour les spécialistes.
— Donc pour vous, même l’islam est en débat ?
— Madame la juge même le prophète en son temps il demandait à ses compagnons de lire et d’expliquer le coran et cela créait du débat entre eux. Après sa mort cela a perduré. Les savants débattent encore. Et nous aussi nous débattons, nous ne sommes pas d’accord et c’est normal. Madame la juge si vous me permettez un exemple simple et significatif, la majorité des musulmans sont d’accord sur le fait que celles et ceux qui sont en dehors de l’islam : les juifs, les athées, les chrétiens iront en enfer. L’Émir Abdelkader, le fondateur de la nation algérienne, dit le contraire. Il dit que ces personnes peuvent bénéficier de la miséricorde divine. Donc où est la constante de la religion ?
Saïd Djabelkhir explique ensuite qu’il ne donne que son avis en tant que spécialiste et que l’intention de ses post sur Facebook est d’appeler les personnes qui le suivent à la réflexion, à l’ijtihad (l’effort d’interprétation, de compréhension de la doctrine islamique) et non au jihad[3](dans le sens de guerre).
Après avoir donné la parole au plaignant qui s’est dit touché psychologiquement par les postes de l’islamologue, la juge finit par affirmer qu’elle ne défend aucune idéologie et qu’il ne s’agit pas d’un débat religieux. Face à une salle bruyante où règne une ambiance électrique, elle finit par lever l’audience de la matinée.
Le 22 avril 2021, le verdict est rendu : le tribunal de Sidi M’hamed, dans la wilaya d’Alger le condamne à trois ans de prison ferme et 50 000 dinars d’amende sur le fondement de l’article 144 bis 2 en première instance sans le placer sous mandat de dépôt.
Dans son jugement[4], le tribunal commence par rappeler des dispositions constitutionnelles, notamment l’article 2 selon lequel l’islam est religion d’État ainsi que l’article concernant la liberté de conscience et d’opinion. Il faut noter que le tribunal ne tient pas compte de la dernière révision constitutionnelle supprimant la liberté de conscience et cite les anciennes version et numérotation. Selon lui, la liberté religieuse doit être pratiquée sans porter atteinte à l’ordre public étatique. Le tribunal rappelle également qu’il n’existe pas d’incrimination d’apostasie et que l’exercice d’un autre culte est un droit fondamental. La formation de jugement mentionne également l’incrimination d’atteinte aux dogmes et aux préceptes de l’islam.
Si le prévenu a nié s’être moqué de l’islam et du prophète et a avancé l’argument de sa liberté d’opinion en tant que chercheur scientifique, le tribunal a considéré qu’il n’avait pas apporté la preuve que ses publications, et notamment les citations litigieuses, respectaient une méthodologie de recherche.
Le procès en appel devrait se tenir en septembre 2021.
Un arrêt de la Cour constitutionnelle devant se prononcer sur l’inconstitutionnalité de l’article 144 bis 2 du Code pénal attendu
Le 29 septembre 2021, l’avocat de la défense soulève un vice de forme lié à l’inconstitutionnalité de l’article 144 bis 2 du Code pénal[5].
« Je connais cet article pour avoir travaillé sur beaucoup d’affaires de ce type. Il faut l’annuler purement et simplement. D’abord parce qu’il contredit la Constitution, qui garantit la liberté de culte et de croyance, et ensuite parce que le Code pénal se doit d’être précis : un vol est un vol ; un viol est un viol. Or, cet article, avec ses formulations générales, fait qu’un juge peut l’interpréter comme il l’entend », soutient Moumen Chadi[6].
En effet, l’article 195 de la Constitution telle que révisée en décembre 2020 affirme que « la Cour constitutionnelle peut être saisie d’une exception d’inconstitutionnalité sur renvoi de la Cour suprême ou du Conseil d’État, ou lorsque l’une des parties au procès soutient devant une juridiction que la disposition législative ou réglementaire dont dépend l’issue du litige porte atteinte à ses droits et libertés tels que garantis par la Constitution ». Son avocat a ainsi utilisé la voie de recours offerte aux justiciables algériens depuis mars 2016 qui leur permet de soutenir devant une juridiction que la disposition législative ou réglementaire dont dépend l’issue du litige porte atteinte aux droits et libertés tels que garantis par la Constitution. En ce sens, l’arrêt de la Cour constitutionnelle, nouvellement mise en place par la dernière révision constitutionnelle, est attendu.
En soutien à l’islamologue qui a reçu de nombreuses critiques et même des menaces de mort, 19 intellectuels et essayistes ont signé une tribune appelant les autorités algériennes à garantir la liberté d’expression et de recherche académique[7], respectivement garanties aux articles 52 et 75 de la Constitution et par le Pacte international relatif aux droits civils et politiques de 1966 dont est partie l’Algérie.
Mobilisation des mécanismes internationaux des droits de l’homme : échanges avec le rapporteur international sur la liberté de religion ou de conviction et celui sur la liberté d’opinion et d’expression
En août 2021, le rapporteur spécial sur la liberté de religion ou de conviction et la rapporteuse spéciale sur la promotion et la protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression ont adressé une communication au gouvernement algérien par laquelle ils attirent l’attention de celui-ci au sujet de l’affaire de Saïd Djabekhir[8]. Les rapporteurs se sont exprimés comme suit :
Nous sommes particulièrement inquiets que des recherches de nature historique, des réflexions et des arguments académiques autour de certaines pratiques religieuses qui auraient pour but de faire avancer le savoir et le dialogue sur leur compréhension, conjuguant ainsi tradition et modernité, puissent faire l’objet de persécution judiciaire suite à des plaintes individuelles motivées par des sentiments et des interprétations subjectives d’insulte ou d’offense à l’encontre de la religion. Nous soulignons que le droit international en matière de liberté de religion ou de conviction, confère avant tout le droit d’agir conformément à sa religion ou conviction, mais ne confère pas aux croyants le droit d’avoir leur religion ou conviction protégée de toute critique ou tout commentaire perçu comme défavorable.
Sanctionner quelqu’un pour l’exercice légitime de droits protégés par le Pacte, comme les libertés d’opinion, d’expression et de religion, peut être légalement considéré comme arbitraire. De plus, nous soulignons que l’article 18 du PIDCP protège tout type de conviction, qu’elles soient théistes, non-théistes ou athées, ainsi que le droit de ne professer aucune religion ou conviction, tandis que l’article 19 du PIDCP protège toutes formes d’expression orale et écrite, de nature pacifique, sous réserves et conditions bien précises qui ne sont pas réunies dans le cas de M. Djabelkhir.
Un mois après, la mission permanente de l’Algérie auprès de l’Office des Nations Unies à Genève et des Organisations internationales en Suisse transmet la réponse du gouvernement algérien. Au sujet de la question de la conformité de l’article 144 bis 2 du Code pénal aux obligations internationales de l’Algérie en matière de droits de l’homme[9], après avoir rappelé que la liberté d’opinion et celle d’expression sont garanties par la Constitution algérienne, le gouvernement rappelle que l’exercice des libertés d’expression comme prévu par l’article 19 du PIDCP peut être soumis à des restrictions qui doivent être nécessaires au respect des droits ou de la réputation d’autrui et à la sauvegarde de la sécurité nationale, de l’ordre public, de la santé ou de la moralité publiques :
Dans ce cadre, le recours de l’Algérie à l’application des dispositions du paragraphe 3 de l’article 19 du PIDCP, se justifie par des considérations sociétales liées à la sauvegarde de la paix religieuse et considère que les actes relatifs à l’offense du prophète et le dénigrement du dogme et des préceptes de l’islam porte atteinte à l’ordre public d’où la nécessité d’incriminer ces actes conformément à l’article 144 bis 2 du Code pénal […]
Il est à signaler que les dispositions de l’article 144 bis 2 sont conformes non seulement à l’article 19 du PIDCP, mais aussi à la jurisprudence la plus avancée en matière des droits de l’Homme, en l’occurrence la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH).
Le Gouvernement algérien cite alors une affaire rendue par la CEDH le 25 octobre 2018, affaire E. S. contre Autriche[10] où elle a conclu, à l’unanimité, dans un arrêt de chambre, à la non-violation de l’article 18 de la Convention européenne des droits de l’homme relative à la liberté d’expression. L’Autriche n’a pas violé cet article en condamnant la requérante pour avoir fait des déclarations insinuant que le prophète Mohamed avait des tendances pédophiles.
Le communiqué de presse du greffier de la Cour de Strasbourg relève que les juridictions autrichiennes ont expliqué de façon exhaustive en quoi elles considéraient que les déclarations de la requérante, lors d’un séminaire où elle a déclaré que Mohamed « aimait le faire avec des enfants » et s’est interrogé en ces termes « un homme de 56 ans avec une fille de 6 ans (…). De quoi s’agit-il, si ce n’est de la pédophilie ? » étaient susceptibles de provoquer une indignation justifiée[11]. Les juridictions autrichiennes ont indiqué en particulier que la requérante n’avait pas tenu ces propos d’une manière objective contribuant à un débat d’intérêt général (par exemple sur le mariage d’un enfant), mais pouvaient uniquement être compris « comme ayant visé à démontrer que Mohamed n’était pas digne d’être vénéré[12] ». La Cour a souscrit à l’avis des tribunaux autrichiens selon lesquels la requérante n’avait pas donné à son auditoire des informations neutres sur le contexte historique, ce qui n’avait pas permis un débat sérieux sur la question. « Enfin, dès lors que Mme S. a été condamnée à verser une amende d’un montant modeste et que cette amende se situait dans le bas de l’échelle des peines, la sanction pénale en question ne saurait passer pour disproportionnée[13] ».
Toute la question demeure de savoir si la Cour constitutionnelle algérienne suivra la position du gouvernement algérien au sujet de l’inconstitutionnalité de l’article 144 bis 2 du Code pénal soulevée par l’avocat de Saïd Djabelkhir et si oui, si elle suivra le même argumentaire en se basant sur l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme ci-dessus. Est-il possible qu’une Cour constitutionnelle d’un pays non européen se fonde sur un arrêt de la Cour de Strasbourg pour rendre sa décision[14] ?
[1] Je me base dans le prochain paragraphe sur les propos rapportés dans une chronique judiciaire publiée sur ce site le 28 mai 2021 : https://chroniquejudiciairedz.wordpress.com/2021/05/28/example-post/
[2] Il s’agit ici encore une fois d’un extrait de la chronique judiciaire : https://chroniquejudiciairedz.wordpress.com/2021/05/28/example-post/
[3]Pour plus d’explications au sujet de ce terme, voir : LAFFITTE R., « Djihad », Orient XXI, 3 février 2016 : https://orientxxi.info/mots-d-islam-22/djihad,1128
[4] Tribunal de Sidi m’hamed, section des délits, 22 avril 2021, inédit, 8p.
[5] https://www.elwatan.com/edition/actualite/deux-autres-semaines-pour-examiner-linconstitutionnalite-ou-non-de-la-poursuite-07-10-2021
[6] https://www.lemonde.fr/afrique/article/2021/04/30/la-condamnation-de-l-islamologue-said-djabelkhir-marque-la-derive-rigoriste-de-la-justice-algerienne_6078637_3212.html
[7] https://www.lefigaro.fr/vox/monde/pour-l-acquittement-de-said-djabelkhir-et-la-liberte-scientifique-en-algerie-20220127
[8] Communication n°AL DZA 7/2021, 9 août 2021 : https://spcommreports.ohchr.org/TMResultsBase/DownLoadPublicCommunicationFile?gId=26573
[9] https://spcommreports.ohchr.org/TMResultsBase/DownLoadFile?gId=36556
[10] CEDH, E.S. c. Autriche, 25 octobre 2018, requête n°38450/12
Disponible en anglais : https://hudoc.echr.coe.int/eng#{%22itemid%22:[%22001-187188%22]}
Cet arrêt est devenu définitif puisque la Cour a rejeté un possible appel et réexamen en Grande chambre.
[11] Communiqué de presse du greffier de la Cour européenne des droits de l’homme, Condamnation d’une personne qui avait taxé Mahomet de pédophilie n’a pas emporté violation de l’article 10, CEDH 360 (2018), 25 octobre 2018.
[12] Ibid.
[13] Ibid.
[14] Voir l’article de ANICCHINO P., « Algérie sur la condamnation de Djablekhir, la CEDH offre un précédent à la répression », Domani, 30 novembre 2021. Disponible sur : https://www.editorialedomani.it/politica/mondo/algeria-caso-djabelkhir-europa-precedente-repressione-eygccvry